Notre beau Monde...

« Quoi ? »

Je serais géniale? Qu’est ce qu’il raconte ?

« Tu n’as pas lu hein ? »

Me demande-t-il lorsqu’il voit l’incompréhension dans mon regard.

Je me contente de secouer la tête.

« Tu as trouvé ce pourquoi on est la… 

-Tu es sérieux la ?

-On ne peut plus, crois moi. Retrouvons les autres et partons avant qu’on ne soit remarqués. »

Il ne me laisse pas le temps de répondre, me prend le livre dans lequel il lisait et le repose au hasard sur une des étagères. Puis il commence à déchirer la page avec le texte que j’ai trouvé, mais j’arrive à lui arracher le bouquin avent que la feuille ne cède.

« Ca ne va pas ?! On ne déchire pas un livre, surtout un aussi beau ! On le prend en entier ou pas du tout ! »

Il me regarde un moment puis hoche la tête en roulant des yeux.

« D’accord, mais viens maintenant, il faut y aller. »

Il prend ma main et m’entraine, il semble savoir se situer beaucoup plus facilement que moi dans le labyrinthe des étagères. Je ne m’en rends compte que de loin, mes pensés sont occupés par les doigts chauds qui serrent les miens. Je ne comprends pas comment un simple geste comme il vient de le faire me déstabilise à ce point, c’est complètement illogique. Je devrais me concentrer sur le chemin et essayer de voir les autres pour que nous puissions partir au plus vite. Au lieu de ça, tous mes sens se focalisent sur le petit point de ma peau où il me touche et tout ce qui m’importe est que j’espère que mes mains ne sont pas moites et donc désagréables à tenir.

Mais Kaey a vite fait de trouver mes protecteurs et de leur expliquer ce qui c’est passé, puis de nous emmener à nouveau dans les couloirs sombres qui mènent aux cuisines où nous croisons un serviteur, mais là encore les reflexes rapides de l’homme qui me guide nous sauvent. Il remarque l’inconnu en premier et arrive à l’assommer sans que ce dernier nous voie. Puis nous nous dépêchons de rejoindre le petit jardin, de grimper les murs du château toujours mouillés et de sortir de la ville encore endormie sous la pluie.

Ce n’est qu’une fois en dehors de la vue des remparts qu’il me lâche. J’ai l’impression bizarre qu’il fait plus froid tout d’un coup et je resserre mon manteau autour de moi.

« Anira, montre leur le bouquin. Je commence déjà à préparer les chevaux, plus vite on sera partis, mieux ça sera. »

Je me tourne vers mes protecteurs et leur montre le petit livre que je tiens dans ma main droite.

« Non, tu n’es pas sérieuse quand même ! »

Leo me regarde avec des gros yeux.

J’ouvre la page avec le dragon, lui montre, puis tourne la page en commençant à sourire. Jack me prend le volume des mains et regarde de plus près.

« Magnifique ! J’adore la peinture ! Mais Anira, tu as vu que les personnages te ressemblent ?

- Qu’est ce que tu racontes ? »

Mon frère lui reprend le texte et Alex se penche aussi au dessus de l’illustration. Ce dernier relève son regard tout d’un coup.

« La seule différence sont les yeux… »

Les trois s’approchent tout d’un coup de moi et regardent les miens.

Je sens que Kaey m’observe, mais il n’intervient pas. Peut-être par ce qu’il a compris ma peur de tout à l’heure et qu’il doute aussi.

« Les tiens sont bleus… »

Jack penche la tête sur le coté, comme si les questions qui se poussent probablement dans sa tête la font chavirer. Je souris légèrement et baisse le regard. Puis je reprends le livre, après tout nous n’avons pas prévu quoi faire maintenant, j’aurais surement le temps de finir de le regarder les dessins magnifiques qu’il contient.

« Allons-y »

Ca c’est Kaey qui a fini de seller tous les chevaux.

« Si on part maintenant on aura rejoint la vallée verte à l’aube et nous serons assez loin pour ne plus être en danger imminent. A partir de la on pourra se décider quoi faire.

On doit avoir dépassé minuit, puisque je ne sens plus peser sur moi la mauvaise humeur qui assombrissait mes pensés et me rendait maladroite et même l’aspect autoritaire qu’Ombre a pris ne me dérange pas. En lieu de ça, c'est l'esprit léger que je grimpe sur Narnia qui fait une volte gracieuse le temps que les autres soient prêts. Puis, nous partons en direction de la vallée verte. 

Une grande plaine herbes hautes qui se balancent au vent et entourée  de grands pins foncés. Des abeilles qui volent partout et font éclore de milliers de fleurs se trouvant sur les prairies entourant le petit village qui se trouvait dans la vallée verte.

C’étaient les souvenirs que j'avais gardés depuis la dernière fois que j'était venue, à savoir quelques jours plus tôt. Il n'en restait rien.

A la place d'herbe verte, c'était un terrain de boue qui s'ouvrait devant le groupe. Il ne restait que des ruines du village, des bouts de pierres éparpillées un peu partout, des murets craquelant, des cendres avec lesquelles jouait le vent. Quelques hommes courraient par dessus ce terrain. Des petites troupes de cinq à sept hommes qui se dépêchaient de porter des messages aux différents campements qui entouraient la vallée.

J’observe tout ce mouvement depuis le haut d’une petite colline. A ma droite se trouve Kaey, qui n’arête pas de secouer sa tête de droite a gauche et de mon autre coté se tient Alex, Jack et Leo étant restés plus bas.

« Que ce passe-t-il ici ? »

Chuchote-je à l’oreille de mon protecteur, mais celui-ci hausse seulement ses épaules. Je me tourne vers Ombre, pour lui poser la même question, mais avant que je puisse esquisser une parole, on entend un hurlement venir de l’autre coté de la butte.

Les hommes qui occupaient la vallée ne sont plus seuls. Une armée immense arrive par le col à l’ouest, et il ne semblerait pas que ce soit en paix.

« C’est l’armée du Roi ! »

S’exclame tout d’un coup Kaey.

« Et les autres ? Qui sont ils ? »

Réponds-je.

« On ne dirait même pas une armée, regardez les, ils n’ont même pas des vraies armes ! »

Mais aucun des deux ne répond à la question.

« Allons nous en, tout ça ne m’inspire pas confiance

-Je ne sais pas ce qui se passe, mais je suis d’accord, à entendre, je dirais qu’il y a une bataille devant nous et ce n’est pas vraiment l’endroit ou j’aimerais te voir Anira. 

- Mais… Il faut savoir ce qui se passe ! Peut-être que c’est important ! On devrait aller les aider ! »

La réaction est presque comique. Les deux hommes se retournent vers moi en même temps et m’attrapent les bras pour me retenir en un geste absolument identique et synchronisé. Je m’apprête a leur dire que c’est bon, que je n’étais pas sérieuse, lorsqu’un corps est lancé par dessus la colline et nous tombe dessus, immédiatement suivi par un homme tenant une hache au dessus de sa tête. Il s’arrête lorsqu’il nous voit, l’incompréhension remplissant tout son visage jusqu’à ce que quelqu’un arrive par derrière et lui plante son épée dans le corps.

Et, sans prévention aucune, nous nous retrouvons au milieu du combat. Je me défends de toute mes forces, au début Alex est avec moi mais il se fait repousser par de ennemis, ensuite Kaey me protège un moment, mais le nombre impressionnant de gens autour de nous l’empêchent de s’approcher vraiment.

La journée se perd dans le sang, je ne vois ni n’entends quoi que ce soit, juste des hommes qui apparaissent en criant devant moi, jusqu’à ce qu’ils soient décapités par ma lame ou celle d’un autre qui m’entourent, autres dont je ne sais pas si ce sont des amis ou des ennemis.

Puis, lorsque je perds a moitié connaissance à cause de la fatigue et des blessures, même si elles sont légères, ça s’arrête. Je relève la tête. Le soleil est en train de se coucher, plongeant la scène qui s’ouvre devant mes yeux dans une lumière cruelle.

Autour de moi: du rouge. Tout  est sombre, avec un murmure incessant, un murmure venant des morts. J'entends le vent frais qui semble se moquer des hommes qui courent sur la mer de sang qui recouvre la vallée, autrefois pleine de vie. Des hommes cherchant des amis, des survivants, des morts, et qui, au bout d'un moment dans l'horreur laissé par la bataille, s'effondrent et rentrent, laissant dans leur dos le sang, leur espoir. 

Je cours, je crie, mes yeux ont de la peine à voir dans la nuit tombante qui plonge tout dans une obscurité apaisante. Mais je ne peux pas abandonner. Je ne pourrais pas le laisser ici. Il faut que je le trouve, que je le trouve vivant parmi les morts qui hantent cet endroit. Je le sais depuis longtemps: sans lui je serais incapable de vivre. 

Son nom, toujours et encore. Il ne reste que peu de monde sur le champ de bataille. Des gens comme moi, qui n'ont pas encore réalisé à quel point les chances de trouver quelqu'un en vie après cette horreur sont minuscules, les médecins trop occupés a soigner les survivants qui font la queue devant leur tente avant de s'intéresser à ceux qui sont encore dans la vallée teintée de rouge. 

Devant moi un corps se met à bouger. Un grand corps musclé, qui me regarde lorsque je m'arrête juste devant lui, et tire une dague de sa ceinture. Il fallait que ce soit un ennemi. Et je n'ai plus ni la force ni l'envie de me battre. Je ferme les yeux dans l'espoir de ne pas voir la mort s'abatte sur moi, tendant les mains comme s'ils pouvaient arrêter la lame. Mais c’est stupide, bien sur.

La douleur m’atteint avec une seconde de décalage. Je sens la brulure traverser mes paumes comme des braises ardentes et le sang éclater en une myriade de gouttelettes carmins lorsqu’il sort de mon corps, mais je ne suis pas blessée plus que ça. J’entends un cri, puis je vois l’homme qui m’a heurté, s’effondrer. Derrière lui je vois apparaitre quelqu’un que je ne connais que trop bien.

« Il fallait que ça se termine de cette façon. Tu es tellement inconsciente de ce que les autres font pour toi, tu ne pouvais pas voir cette guerre arriver. Mais moi je la voyais ! Je voyais comme tout le monde se tuait pour toi, comme le pays entier est tombé dans le chaos, et pour quoi ? Pour une personne qui ne sait pas se défendre seule et qui n’a aucune idée de ce qu’elle fait ! Anira, tu ne mérites pas de vivre. Dès ta naissance tu as tout revendiqué pour toi, sans arrêt ! Mais maintenant c’est fini. Tu as vu ce que tu as fait ?! Je suis sure que tu ne t’en es même pas rendue compte. Mais moi j’ai vu ! Tu te battais, mais tu ne savais pas pourquoi, et tu tuais tout ce qui te passait devant ta lame, sans réfléchir une seule fois ! Tu t’es enfermée dans ton monde, ton monde si beau, si parfait ! Et en faisant cela tu as perdu la réalité… Alors pourquoi la réalité aurait-elle besoin de toi ? »

Et avec ses mots il m’enfonce un poignard dans le cœur. Je sens comme mon corps se raidit, comme mon esprit cherche à savoir ce qui se passe, mais je ne peux rien faire, mon regard ne se détache pas des yeux bruns, autrefois si chauds mais dans lesquels je vois maintenant une haine profonde, de mon frère.

Je sens comme le froid de la nuit m’entoure de sa douce impassibilité et m’emmène, loin de l’horreur de la terre. Un court instant j’ai l’impression de voler, puis j’entends le cri.

C’est impressionnant. Comment un seul son peut-il contenir autant d’émotions ? Mais ce retour sur le sol ne m’aide pas. Je ne sens plus que la douleur, et au loin je crois entendre mon nom, encore et encore. Au début la voix est apeurée et triste, mais au bout d’un moment elle change.

« Anira… Il est temps. »

Puis je lâche tout, la douleur, mon corps, mon esprit.