Chers lecteurs !
Pour une fois, je vais placer ma note de l'auteur avant le texte, parce que j'ai pas mal de choses à dire !
Tout d'abord, parce que ce serait impardonnable de ma part d'oublier, je tiens à remercier très fort ma bêta-lectrice, Cerise, que j'ennuie toujours avec cette histoire. Un grand merci à mes deux génies de la correction, Guespy et Kiki, qui ont eu la gentillesse de prendre de leur temps pour éradiquer les coquilles de ce chapitre ! Et finalement, mais pas des moindre, merci à ce cher JMDO qui a sauvé l'humour quand j'étais en panne d'inspiration !
Et aussi, parce que je ne le dis pas assez souvent, merci à vous, fidèles lecteurs, qui êtes là, deux ans après le début de cette fanfiction, et qui la suivez avec un enthousiasme qui me flatte et m'emplit de joie !
Ce chapitre, malheureusement, est le dernier avant un bon bout de temps. J'ai d'autres projets sur le feu auxquels il faut que je me consacre, et surtout, des examens en perspective ! De plus, les prochains chapitres que j'ai à écrire sont étroitement liés entre eux et, comme les chapitres 11, 12 et 13, j'aimerais être sûre de pouvoir ne laisser que deux semaines d'écart entre eux, histoire que vous ne soyez pas perdus à chaque nouveau chapitre parce que vous ne vous souviendriez plus de ce qu'il se passait dans le dernier !
J'essaierai donc d'avancer tout ça pendant mes vacances, mais dans tous les cas, je vais mettre du temps avant de sortir la suite !
Pour parler un peu de ce chapitre 13, je commencerais par vous dire qu'il est extrêmement long. Mais comme c'est le dernier chapitre avant un bout de temps, je me suis dit que vous auriez le temps de le déguster.
Je vous avoue que le dernier point de vue m'a donné beaucoup de fil à retordre. Hier soir encore, alors même que ma bêta-lectrice l'avait relu et que je l'avais corrigé, j'avais pris la décision de ne pas le garder dans le chapitre. Ça m'a torturé l'esprit toute la journée, parce que c'est vraiment très dur de se dire qu'on ne partagera pas quelque chose sur lequel on a passé de longues heures de labeur. Et puis, une sage amie m'a dit dans la journée "Mets-le. C'est pour toi que tu écris, avant tout." Et même si je ne suis pas entièrement d'accord avec la seconde affirmation, j'ai décidé d'écouter la première. Parce que ça me faisait vraiment trop mal au cœur de tout sélectionner et d'appuyer sur la touche "suppr". Alors je me suis dit que même si le chapitre serait trop long et que ce point de vue n'apporte rien d'indispensable à l'intrigue, j'allais vous le laisser.
Sur ce, mes chers, je m'excuse de ce gros pavé de départ. J'espère que vous allez apprécier ce chapitre, j'y ai vraiment mis tout mon coeur, et outre ce dernier point de vue de misère, je crois que c'est l'un de mes chapitres préférés jusqu'ici.
Je vous souhaite une bonne lecture, et à la prochaine !
Flo'Chapitre 13
Le reste de la bande arriva à la maison d’Aypierre une quinzaine de minutes après Zerator et Bboy, ayant marché à bonne allure durant tout le trajet. Fukano n’avait pas posé trop de questions sur la situation, préférant changer de sujet pour éviter une ambiance étrange et lourde. Il avait bien dû remarquer l’air absent d’Aypierre qui avait encore du mal à garder les pieds sur terre.
Ce dernier avait définitivement cru perdre Bboy cette fois-ci. Aucun mot, aucune expression n’était capable de décrire la panique qui s’était emparée de lui en voyant que son ami ne se réveillait pas. Les gestes logiques qu’il aurait dû faire ne lui venaient à l’esprit qu’à présent que tout était terminé, que Bboy allait être en sécurité sous la responsabilité de sa mère infirmière, chez lui, au chaud. Et Aypierre se rendait compte d’à quel point il avait été à deux doigts de perdre les pédales.
Les trois garçons grimpèrent en silence les quelques marches qui rejoignaient la porte d’entrée.
- Tu restes aussi pour le dîner, Fuka ?
Aypierre se tourna vers le rouquin avec intérêt tout en déverrouillant la porte.
- Ça dépend de Zerator, c’est lui mon chauffeur, répondit l’intéressé en grimaçant.
Azenet laissa échapper un petit rire et lui tapota l’épaule pour le réconforter. Il ne s’était pas vraiment plaint après leur arrivée rocambolesque, mais Fukano avait dû être vraiment terrorisé par la balade en forêt. Rien que l’intonation de sa voix le trahissait.
Aypierre, après avoir masqué un petit sourire amusé, laissa entrer les deux autres et passa à leur suite.
- À MOOOOOOOOORT.
Un cri retentissant provenant de la cuisine fit sursauter Aypierre. Il échangea un regard plein d’incompréhension avec les autres et marcha sans vergogne sur le talon de ses chaussures pour les retirer plus vite. Il abandonna négligemment la couverture qui lui avait servi de manteau sur le sol avant de se diriger rapidement vers la cuisine.
Il entendait encore des grognements d’effort provenir de la pièce et commençait sérieusement à s’inquiéter, jusqu’à ce qu’il y entre et qu’il retrouve sa petite sœur, hilare qui répartissait du fromage sur un gratin de pâtes. À côté d’elle, Zerator, hyperactif, qui semblait avoir concentré toute son énergie et son esprit dans sa tâche ô combien ardue.
Râper des carottes.
- Meurs, meurs, meurs ! Toi et toute ta famille !
Nyal laissa échapper un rire quasi incontrôlable devant la stupidité du brun. Aypierre ne put faire autrement que de rouler des yeux devant cette scène.
- Zera, c’est des carottes, elles sont déjà mortes.
- Ça t’en sais rien ! Répondit Zerator du tac au tac, pas l’air surpris le moins du monde par son arrivée.
Nyal, elle, leva les yeux vers son frère en essayant de calmer son fou-rire. Elle y parvint plus ou moins, mais même si elle avait réussi à reprendre le contrôle en apparence, une lueur dans ses yeux semblait continuer de rire pour elle.
- Salut Pierre, maman est montée avec Bboy. Tu devrais aller les voir.
- Je vais y aller. Jiraya, Funéral et Xari ne sont pas encore arrivés ?
- Nope, on les attend.
- Tu devrais avoir honte d’esclavagiser ta petite sœur, Pierre. T’imagines si elle avait dû râper toutes ces carottes toute seule ? la plaignit Zerator d’un air désespéré.
Apparemment, il n’était pas vraiment habitué à la dure réalité de la salade de carottes.
D’ailleurs, il bondit sur Fukano et Azenet lorsque ceux-ci entrèrent dans la pièce. Il refourgua une carotte à Fukano et le poussa jusque devant la râpe, l’air trop heureux.
- Râpe Fuka, moi j’en peux plus !
Aypierre sourit, narquois.
- Et après c’est moi qui « esclavagise » les gens ?
Zerator prit une carotte et la leva dans les airs, menaçant.
- C’est moi l’esclave ici, je suis une victime !
- Zerator, pose cette carotte, fit Nyal sur un ton sérieux peu crédible au vu du large sourire amusé qui dansait sur ses lèvres.
- Une victime, c'est le bon terme, tu te laisses battre par des carottes, le taquina Aypierre. Je pensais le grand Zerator plus résistant.
- Et entre ton visage et la carotte, qu’est-ce qui résiste le mieux à ton avis ?
- C’est con hein, il faudrait que tu saches viser pour le vérifier par toi-même, répondit le garçon avec un sourire provocateur.
Il eut tout juste le temps de voir le mouvement de Zerator avant de se précipiter hors de la cuisine.
- Zerator !!
Un petit claquement signala l’impact de la carotte contre le mur. Paix à son âme.
C’est le coeur un peu plus léger qu’Aypierre grimpa les escaliers pour arriver à l’étage. Il soupira en arrivant à la dernière marche. Il était temps d’aller affronter Bboy, seul à seul. Ils avaient peu échangé dans la planque, parce que Bboy n’était pas vraiment en état, mais aussi parce que la présence d’Azenet semblait l’empêcher de parler librement. Aypierre le savait. Il était l’unique personne en qui Bboy savait qu’il pouvait placer toute sa confiance, mais au lieu d’être flatté, le grand brun se sentait plutôt pris sous une enclume, portant un poids trop gros qu’il n’était pas certain d’être capable de soutenir. Le génie était instable, perdu, brisé. Aypierre ferait tout ce qui était en son pouvoir pour l’aider, mais la route qui se profilait devant eux semblait rude, faite de centaines de nids de poules, de chicanes et de nombreux autres obstacles difficiles à franchir. Trop difficiles. Mais Aypierre l’emprunterait avec Bboy, coûte que coûte. Le laisser tomber était impensable.
Bboy avait trop besoin de lui.
Il croisa sa mère à l’étage, alors qu’elle sortait de la salle de bain. Elle l’accueillit avec une étreinte chaleureuse qui donna du courage à Aypierre.
- Vous êtes arrivés à temps, l’informa-t-elle. Sa température n’est pas redescendue assez pour le mettre en danger. Je lui ai donné des vêtements secs et de l’eau, je pense que ce serait bien que vous essayiez de le faire manger un peu tout à l’heure.
Aypierre acquiesça calmement. La voix basse de sa mère l’apaisait. Elle lui passa une main dans les cheveux avec un sourire tendre.
- Je suis fière de toi, mon loup.
Puis elle s’écarta d’un pas léger sur le côté pour le laisser passer, mais Aypierre n’avança pas immédiatement. Il la regarda, inspira, expira, et ferma les yeux quelques secondes.
- Merci maman.
Une paire de lèvres douce se déposa sur son front avant qu’elle ne s’en aille d’une démarche tranquille. Aypierre l’écouta descendre les escaliers et ne se décida à bouger que lorsqu’elle atteignit la dernière marche. Il eut une légère appréhension en se demandant ce qu’elle allait bien pouvoir retrouver à la cuisine, mais il se reprit bien vite en se rappelant ce qui l’attendait. Bboy. C’était lui qui avait besoin de toute son attention désormais.
Lorsqu’Aypierre entra dans la salle de bain, il fut agressé par une vague de chaleur étouffante, presque désagréable. Sa mère avait enclenché le petit chauffage électrique de la pièce et il tournait à plein régime en émettant un bruit du diable. Aypierre se pencha pour diminuer l’intensité de l’appareil. Bboy était arrivé ici au bord de l’hypothermie, cela aurait été ridicule qu’il reparte avec une insolation.
Une fois la température de l’air réglée, le jeune homme releva les yeux vers le fond de la pièce. S’il n’avait pas su que Bboy se trouvait là, il aurait certainement mis plusieurs minutes à le remarquer.
Son ami était calé dans un angle de la pièce, recroquevillé sur lui-même, la tête appuyée contre le mur en carrelage clair. Il avait gardé sur lui la veste qu’Aypierre lui avait prêtée et son menton était incliné vers le bas, caché dans le col de celle-ci. Les yeux clos, le souffle lourd, Bboy avait l’air calme, quoique sa position presque fœtale laissait entendre qu’il n’était pas si à l’aise que ça.
Aypierre s’avança à pas de loup de peur de faire trop de bruit et de le brusquer. Il n’était pas sûr que Bboy l’ait entendu entrer et la dernière des choses qu’il avait envie de faire, c’était de lui donner des raisons de paniquer. Alors il s’agenouilla lentement devant son ami aux airs endormis et posa délicatement une main sur l’un de ses genoux.
- Bboy, l’appela-t-il à voix basse.
La réaction du jeune homme fut plus immédiate que celle qu’il avait eue dans la planque lorsqu’ils l’avaient retrouvé. Il ouvrit ses deux yeux fatigués et posa son regard cendré sur Aypierre en face de lui.
- Salut...
Aypierre lui sourit, insufflant dans son attitude toute la douceur qu’avait eue sa mère avec lui quelques secondes plus tôt.
- Comment tu te sens ?
- À peu près tout sauf bien. Mais fatigué surtout.
Le jeune homme hocha la tête en réponse, avant de demander :
- Tu penses que tu peux tenir encore un peu ? J’ai invité les génies à manger ici. Ça leur fera du bien de te revoir. Et à toi aussi.
Dire qu’Aypierre ne s’attendait pas au léger voile de panique qui passa dans les yeux de Bboy aurait été mentir. Ce fut le désespoir qui surprit Aypierre.
- Pierre, non, s’il te plaît...
La sonnerie de l’entrée retentit en bas, les faisant sursauter tous les deux. Aypierre pressa doucement entre ses doigts le genou de Bboy sur lequel sa main était toujours posée.
- Ils étaient morts d’inquiétude, tu leur dois bien ça...
- Pas ce soir. Je peux pas...
- Si, Bboy, c’est maintenant que tu as besoin d’eux. Je te jure que ça te fera du bien de les voir.
Bboy secoua la tête, résigné.
- Ils ont passé une heure à te chercher dans le froid...
- Je sais !
Aypierre devint plus attentif, sur le qui-vive. Bboy commençait à se braquer, ce n’était pas bon du tout.
- Mais j’ai dit non, Pierre !
Bboy sembla soudain pris d’une bouffée d’adrénaline qui fit disparaître son air fatigué. Il s’appuya contre le mur pour se relever brusquement et Aypierre suivit le mouvement, les mains tournées vers lui comme en signe d’innocence pour essayer de l’apaiser.
- Bboy, calme-toi, tout va bien.
Mais tout n’avait pas l’air d’aller bien. Bboy fit un pas vers l’avant, prêt à écarter Aypierre pour passer, mais son corps, bien que renforcé par la peur ou la colère, n’était pas assez fort pour supporter une telle virulence. À peine avait-il posé son pied pour avancer qu’il s’effondrait déjà, tout juste retenu par Aypierre qui s’y attendait un peu.
Et ils restèrent ainsi, comme figés dans le temps. Bboy, la tête baissée, presque à genoux, qu’Aypierre avait attrapé par les coudes pour l’empêcher de chuter, et le second, qui entendait son souffle beaucoup trop fort dans le silence de la pièce. Il regardait Bboy, inquiet et désolé. Il aurait dû aider son ami à se séparer de Nems plus tôt. Il aurait dû réussir à le tirer de ses pattes pour l’empêcher d’en arriver à là, à cet état faible et fragile. À ce stade où tout devait lui sembler irréversible...
Ce fut à ce moment-là que cela se produisit.
Aypierre le remarqua à la légère secousse de ses épaules, à ses souffles saccadés étouffés en vain. Il le vit à ses épaules basses, à son visage obstinément baissé. Il le sut au tremblement de son corps. Au premier sanglot que Bboy ne parvint pas à lui cacher.
- Bboy... fit-il doucement.
Il voulut s’avancer, l’aider à se redresser, le prendre dans ses bras pour le réconforter, mais il ne put pas. A peine tentait-il de l’approcher que Bboy le repoussait déjà et même s’il aurait pu le contraindre au vu de sa faiblesse, Aypierre ne le força pas. Il le regarda, impuissant, se retourner face au mur, s’y appuyer de tout son corps et cacher ses yeux contre ses bras. Immobile quelques secondes, le patrick finit par s’avancer pour poser une main dans le dos de l’autre avec toute la délicatesse dont il était capable. Bboy secoua l’échine pour le dégager mais Aypierre décida d’être un peu plus persévérant. Il le voyait couper son souffle pour contrôler ses sanglots. Pour se reprendre.
- Pas besoin de te retenir, il n’y a que moi. Juste moi.
Mais l’argument ne sembla pas faire son effet. Bboy frappa le mur de son poing, frustré, et Aypierre soupira doucement.
- Je sais tout Bib. Je sais tout et je suis toujours là. Tu sais que tu peux me faire confiance. Alors laisse-toi aller, parle-moi. Je peux comprendre...
Bboy trépigna sur place, comme si pleurer n’était plus suffisant à évacuer ses émotions.
- Tu peux pas comprendre Pierre ! sanglota-t-il sur un ton étranglé, entre la rancœur et le désespoir.
- Je peux essayer, répondit Aypierre d’une voix toujours posée qu’il espérait apaisante.
Un sanglot plus fort que les autres échappa à Bboy, comme s’il avait de plus en plus de mal à garder le contrôle. Aypierre se mit à lui frotter le dos, doucement. Le noiraud renifla.
- On s’est juré d’être toujours là les uns pour les autres. Avec les génies. Et même après que je me sois éloigné, ils ont continué à tenir leur promesse. Combien de fois j’ai débarqué chez Jiraya au milieu de la nuit ? Combien de fois ils m’ont appelé pour m’inviter à une sortie alors que je venais à peine en cours ?
Sa voix s’envola dans les aigus sur la fin et il s’interrompit pour reprendre contenance.
- Ils ont continué à être là pour moi et moi qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai... Je me suis éloigné, je leur ai menti, j’ai... J’ai fait du mal à Xari... Mais... Ils sont toujours là et...
Bboy hoqueta en gémissant.
- Pierre, comment je suis censé descendre les voir et faire comme si de rien n’était ?
Il se tourna, enfin, et Aypierre se sentit heurté de plein fouet par la détresse qui se lisait sur le visage de son ami. Les coulées translucides, la grimace de douleur, les yeux rougis. Et la peine, immense, insoutenable. Pourtant, malgré son visage ravagé, malgré les larmes, ce ne fut pas un cri, pas un sanglot qui sortit des lèvres de Bboy. Ce fut un murmure, misérable, profondément malheureux.
- Comment je pourrais les regarder dans les yeux ?
Aypierre n’y tint plus. Il le prit dans ses bras et cette fois-ci, Bboy ne chercha pas à se rebeller. Il posa sa tête sur l’épaule de son ami et continua à sangloter comme s’il n’allait jamais être capable de s’arrêter.
- Je me déteste, je me déteste tellement...
Aypierre le serra plus fort. Il le berça contre lui en essayant de contenir ses propres larmes. Bboy avait l’air tellement à bout, tellement désespéré. Tellement blessé. Écorché par des mauvais choix, par un mauvais soutien. Et Aypierre ne pouvait que s’en vouloir de ne pas l’avoir arrêté plus tôt.
Ils restèrent ainsi de longues minutes durant lesquelles Bboy ne donnait pas de signes d’amélioration. C’est un bruit de frappe contre la porte qui les tira de leur bulle, faisant sursauter Bboy qu’Aypierre garda pressé contre lui.
- Oui ? demanda Aypierre d’une voix forte pour qu’on l’entende à travers la porte.
- Le repas est prêt, on vous attend quand vous voulez, répondit Azenet de l’autre côté, l’air patient.
- On sera là dans dix minutes, dit le brun pour être réaliste. Vous pouvez commencer sans nous si vous voulez.
- Ok, à tout à l’heure.
Ils écoutèrent en silence les bruits de pas s’éloigner. Aypierre se fit la réflexion qu’Azenet avait une démarche vraiment très légère.
Son intervention semblait avoir calmé les pleurs de Bboy qui se détacha d’Aypierre avant de passer une main sur ses yeux rougis. Le brun attrapa de l’essuie-tout sur la commode et en découpa une feuille pour la donner à son ami. Ce dernier se moucha longuement avant de relever le regard vers celui l’autre et de secouer la tête.
- M’oblige pas à descendre... Je te promets que j’irai les voir demain, mais là...
Je n’ai pas la force d’affronter ça. Voilà ce qui aurait dû se trouver à la fin de la phrase de Bboy, mais le fait de le dire aurait été admettre sa faiblesse et Aypierre savait que ça lui aurait coûté trop en amour-propre. Bboy allait défendre avec ferveur le peu d’honneur qu’il lui restait maintenant qu’il avait l’impression d’être tombé au plus bas.
Aypierre avisa les vêtements que sa mère avait posés sur la commode, près d’un verre d’eau plein. Il attrapa ce dernier et le tendit à Bboy.
- Bois ça, ça ira déjà mieux.
Son ami eut un mouvement de recul, l’air presque dégoûté.
- Pierre, je veux plus faire semblant. Je peux pas continuer à faire comme si de rien n’était alors qu’ils font tout pour moi. Je peux pas descendre, leur sourire pour les rassurer comme si je méritais qu’ils s’inquiètent. S’ils l’apprennent...
- T’as raison, il faudra leur dire la vérité. Mais pas ce soir. Ce soir, tu as besoin de tes amis. Alors bois ce verre d’eau, change-toi et utilise toute l’énergie qu’il te reste pour venir les voir et pour te rendre compte d’à quel point ils tiennent à toi et ils méritent que tu te remettes sur pieds pour être capable de leur dire la vérité quand ça ira mieux.
Aypierre insista avec le verre d’eau et Bboy finit par le prendre pour l’avaler d’une traite.
Conseiller à Bboy de ne rien dire aux génies, c’était comme de laisser le pansement un peu plus longtemps sur la plaie, au risque que celle-ci ne s’infecte parce qu’on ne la vérifie pas, au lieu de prendre son courage à deux mains et de le retirer d’un coup sec. Mais Bboy n’avait pas besoin d’encaisser un nouveau choc pour la soirée. Il était déjà tellement épuisé, tellement à bout... Alors certes, ce n’était peut-être pas correct pour les génies, mais Aypierre espérait au fond de lui-même qu’ils comprendraient, le moment venu. Ou que Bboy serait à nouveau assez fort pour supporter leur ressentiment. Mais ce dont il avait besoin, là, tout de suite, c’était de temps, d’affection et de repos. Beaucoup de repos.
Aypierre s’écarta lorsque Bboy passa nonchalamment près de lui pour atteindre la petite pile de vêtements sur la commode. Son visage était encore rougi par les émotions, mais il n’y paraîtrait plus dans une poignée de minutes. Il se mit à se changer devant Aypierre, sans pudeur, pendant que ce dernier éteignait définitivement le chauffage, histoire que la différence de température entre la pièce et le reste de la maison se réduise et que Bboy n’ait pas froid en sortant. Lorsqu’il se retourna, Bboy était toujours dos à lui, face à la commode. Ses mouvements étaient lents, incertains, maladroits, trahissant sa fatigue. Aypierre s’adossa à la porte, patient. Jusqu’à ce qu’il remarque un détail. Quelque chose qu’il n’avait jamais remarqué chez son ami. Curieux, il fit un pas en avant.
- Sérieusement, j’aurais bien besoin d’une douche, mais je suis tellement crevé...
- Les douches sont déconseillées en cas d’hypothermie, répondit Aypierre machinalement, concentré.
- J’ai pas fait d’hypoter... Eh !
Bboy fit un pas en avant, par réflexe. Aypierre s’était approché assez pour voir distinctement ce qui l’avait intrigué. Sur le dos de Bboy, des larges traînées blanchâtres et rosâtres, verticales, atypiques. Des cicatrices, par dizaines. Certaines plus récentes que d’autres. Aypierre ne les avait jamais vues et pourtant, il ne comptait plus les fois où il s’était retrouvé dans les vestiaires en même temps que Bboy pour se changer. Comment lui avait-il caché un truc pareil ? Aypierre n’avait pas pu s’empêcher de les effleurer pour vérifier qu’elles soient réelles.
Et maintenant Bboy lui faisait face, nerveux, sur la défensive.
- Bib, qu’est-ce que c’est ? demanda Aypierre, incrédule, secoué.
Les poings de son ami se refermèrent tandis qu’il le fixait durement, et puis il sembla se relâcher, lentement, et son regard dévia, se plongea dans le vide. À quoi bon cacher encore des choses à Aypierre, il en savait déjà tellement...
- La raison pour laquelle je ne suis pas retourné chez moi.
Les yeux d’Aypierre s’écarquillèrent. Comment ça ? Il sentit son cœur se compresser dans sa poitrine au fur et à mesure que des images se formaient dans son esprit. Au fur et à mesure que l’information prenait du sens.
- Tu... commença-t-il, le souffle court.
Mais Bboy l’arrêta, de retour derrière sa carapace.
- J’ai pas envie d’en parler.
- Mais Bib, si c’est ce que je pense...
- Stop, Pierre.
Il attrapa le sweat-shirt que la mère de son ami lui avait préparé et, sans oser se remettre dos à Aypierre, l’enfila rapidement, l’air contrarié.
Aypierre eut du mal à ne pas poser de question, à ne pas s’inquiéter, à ne pas se sentir mal. Depuis combien de temps portait-il ces cicatrices ? Les rouages semblaient se mettre en place dans son cerveau et tout trouva un sens, différent de celui qu’il s’était toujours imaginé. Il savait que Bboy n’aimait pas être chez lui, quitte à passer ses nuits à la planque, au froid. Il savait qu’il avait voulu suivre Nems pour s’échapper. Mais il avait toujours cru que ce n’étaient que des désaccords entre ses parents et lui, que ce n’était que l’adolescence qui l’avait frappé et rendu rebelle.
Il ne s’était jamais imaginé que les choses puissent être beaucoup plus profondes. Beaucoup plus graves. Aypierre se mordit la lèvre alors que Bboy fuyait son regard, mal-à-l’aise.
- Les autres, ils le savent... ?
- Non. Oublie ce que tu viens de voir.
- Pourquoi tu ne m’en as jamais parlé ?
- S’il te plaît, Pierre. Je veux pas y penser.
Le regard déchirant qu’il lui adressa suffit à Aypierre pour se résigner, même si tant d’autres questions lui brûlaient les lèvres. Il avait tellement besoin que Bboy lui parle, qu’il s’ouvre à lui, vraiment. Mais l’autre était tellement habitué à son renfermement, à sa solitude. Il lui faudrait du temps pour apprendre à se confier pleinement à quelqu’un. Il lui faudrait du temps pour guérir de toutes ces blessures. Plus qu’Aypierre n’aurait jamais pu l’imaginer.
- On devrait descendre, souffla-t-il doucement.
Bboy accepta, soulagé qu’Aypierre laisse tomber. Il se regarda rapidement dans le miroir pour vérifier son visage et grimaça à la vue de ses yeux bouffis et des rougeurs encore visibles sur ses joues.
- On leur dira que tu as de la fièvre de fatigue, lui dit Aypierre pour l’encourager.
Il ouvrit la porte, le laissa sortir et partit à sa suite.
Bboy frissonna au contact de l’air extérieur. En bas, les autres semblaient deviser joyeusement. Aypierre reconnaissait sans peine les voix de Zerator, Jiraya et Funéral, plus fortes que les autres. Il enjoignit à Bboy de le suivre jusqu’au bas des marches. Ce dernier avait encore l’air réticent, mais il accepta de le suivre. Il avait plus l’air gêné que vraiment anxieux et cela réconforta un peu Aypierre.
Lorsqu’ils arrivèrent au rez-de-chaussé, ils ne trouvèrent pas les autres autour de la grande table du salon, comme Aypierre s’y était attendu. Non, les bruits de leurs conversations passionnées semblaient plutôt provenir de la cuisine et Aypierre y entraîna Bboy, intrigué par le drôle de choix de leurs amis.
La cuisine semblait beaucoup plus petite avec autant de monde à l’intérieur, pourtant ils remarquèrent tous l’arrivée des nouveaux venus avec une vitesse déconcertante.
- C’est pas trop tôt les frérots, on pensait qu’on allait devoir commencer sans vous ! lança Funéral à la cantonade en leur adressant un sourire chaleureux.
Et ils y allèrent tous de leurs salutations et de leurs plaintes de pauvres petits affamés, se battant pour savoir qui avait le plus faim. Aypierre se sentait soulagé que l’ambiance ne soit pas pesante. Il savait que ses amis ne voudraient pas mettre Bboy mal-à-l’aise, mais leur inquiétude et les milles questions qu’ils devaient se poser l’avaient fait douter.
Il regarda avec un sourire Jiraya s’avancer pour étreindre Bboy comme un ours et ce dernier, un peu crispé au départ, se détendit vite avant de le serrer contre lui à son tour. Aypierre soupira silencieusement de soulagement. Il avait eu raison de pousser Bboy à descendre, le contact des autres allait lui faire du bien.
Le sentiment désagréable d’être observé fit soudain chauffer les joues d’Aypierre et il détacha ses yeux des génies pour les laisser passer sur la petite foule qui squattait sa cuisine. Il ne lui fallut pas longtemps pour tomber sur le regard d’Azenet qui le fixait avec insistance depuis le fond de la cuisine. Insistance qui se transforma en interrogation au moment où Aypierre posa les yeux sur lui. Ce dernier ne put répondre à la question informulée que par une moue mitigée mais optimiste qui, apparemment, suffit à son meilleur ami. Ce dernier se contenta de hocher la tête avant de lui montrer le four d’un coup d’œil éloquent. Aypierre acquiesça.
- Bon les gars, ça se plaint que ça a faim mais faudrait voir pour aller à table si vous voulez manger un truc !
- Ok mais je ne lâche pas cette salade de carotte ! affirma Zerator d’un air déterminé en prenant le plat.
- Faites-le interner celui-là, dit Xari avec un faux air excédé.
Il semblait avoir l’approbation de Fukano. Aypierre se contenta de rire.
- Ok Zera, tu prends la salade. Allez-y, on arrive avec le reste.
Il jeta un sourire confiant à Bboy qui n’avait pas l’air très à l’aise à l’idée de le lâcher d’une semelle. Mais Aypierre avait confiance. Rien n’allait déraper.
Il ne resta bien vite plus que lui et Azenet en cuisine. Aypierre allait parler mais Nyal et sa mère entrèrent dans la pièce en utilisant l’autre porte que celle empruntée par les garçons pour sortir.
- Sympa tes potes, mais un peu bruyants, lui fit remarquer Nyal avant de s’approcher du four pour aider Azenet.
- Je sais, désolé de vous imposer ça, mais...
- Ne t’excuse pas, mon loup, l’interrompit sa mère. On va peut-être éviter de le faire tous les soirs, mais là, c’est situation d’urgence, mmh ? Bboy va bien ?
Aypierre sourit à sa mère, gentiment.
- C’est dur à dire. Il est crevé et encore sous le choc...
- Sous le choc... Tu lui as demandé ce qu’il s’était passé ?
Le jeune homme secoua la tête en soupirant.
- Non, mais je crois que ce serait mieux de le laisser se reposer un peu avant de remuer tout ça...
Sa mère ne trouva rien à y redire. Elle s’adossa au plan de travail pour observer Nyal et Azenet s’occuper des gratins de pâtes. Aypierre les regarda et se sentit soudain un peu coupable de voir tout ce petit monde travailler pour lui. Zerator n’avait peut-être pas tort, finalement, en lui suggérant qu’il mettait un peu trop sa petite soeur à contribution. Il se tourna vers sa mère.
- Merci maman.
Elle lui sourit
- Et merci Nyal pour la cuisine. J’espère qu’ils se sont pas trop comportés comme des animaux.
Nyal leva les yeux vers lui, amusée.
- Oh, tu sais, tout le mérite revient à Zerator.
Elle s’interrompit pour fermer le four. Puis le regarda, l’air ironique.
- Après tout, c’est lui qui a fait la salade de carottes.
Coïncidence ou pas, ce fut le moment que choisit Azenet pour se brûler avec l’un des plats à gratin.
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Le repas se déroula à merveille. Il était rare que cette joyeuse bande se retrouve autour d’une table pour casser la croûte, mais tous semblèrent apprécier le moment, s’échangeant des vannes, lançant le sel par-dessus la table à chaque fois que quelqu’un semblait s’énerver.
Aypierre était heureux d’avoir rassemblé tout ce petit monde. Leur bonne humeur semblait contagieuse et la maladie dut affecter Bboy, parce qu’Aypierre le vit sourire à de nombreuses reprises, l’air amusé. Oh, ce n’était pas encore la grande forme, mais au moins cette petite interlude avec des gens aussi survoltés que leurs amis avait pu lui changer un peu les idées.
Toutefois, l’épuisement ne tarda pas à le gagner à nouveau et Aypierre lui proposa discrètement d’aller se coucher, ce que le génie, dont les paupières semblaient devenir incontrôlablement lourdes, accepta avec soulagement et reconnaissance. Les autres le taquinèrent gentiment en lui disant qu’ils se reverraient en cours le lendemain alors qu’Aypierre l’aidait à se relever. Bboy prit le temps de les remercier, avec le peu d’énergie qu’il lui restait, et il reçut en retour un concert de « pas de soucis ! », juste entrecoupé par le « Ça fera vingt euros » de Zerator qui se récolta une frappe à l’arrière du crâne de la part de Funéral.
Grimper les escaliers ressembla à une insurmontable corvée et, une fois qu’ils furent arrivés dans sa chambre, Aypierre laissa Bboy s’effondrer sur son lit sans même lui proposer de se changer. Il tira la couette pour la passer par-dessus son ami, éteignit la grande lumière, ne laissant que la lueur de la lampe de chevet, et s’assit sur le bord du lit. Bboy avait déjà les yeux clos, épuisé. Aypierre ne put s’empêcher de sourire en le voyant si harassé, comme un enfant qui veillait depuis trop longtemps.
- C’était pas si terrible, finalement, commenta-t-il.
Un faible grognement lui répondit, Aypierre décida arbitrairement que c’était une approbation. Profitant du calme apparent de son camarade, il ajouta :
- Il faudra que tu me racontes ce qui s’est passé…
Un souffle calme lui répondit.
- Et que tu trouves un endroit où aller… Tu crois qu’Alex serait d’accord de te prendre chez lui ? C’est ton parrain après tout…
- Il a une femme et deux enfants, lâcha Bboy d’une voix traînante, peu articulée. Je peux pas m’imposer…
Aypierre soupira doucement.
- Pierre, est-ce qu’on peut en parler demain ?
Bboy semblait à deux doigts du sommeil. Continuer cette conversation ne semblait plus très judicieux, mais Aypierre avait encore tellement besoin de réponses... Il finit par se résigner, laissant la raison prendre le pas sur sa frustration.
- Bonne nuit Bib...
Ce dernier ne dit rien en retour, sans doute déjà happé par l’inconscience qui le menaçait depuis de longues minutes. Aypierre l’observa en silence, s’imprégnant de l’image enfantine de Bboy endormi qui contrastait tellement avec son caractère habituel. Semblait-il aussi serein, lorsque les automobilistes l’avaient retrouvé au bord de cette route, quelques jours plus tôt ? Aypierre secoua la tête, chassant cette image de ses pensées. Bboy était sous sa protection désormais, il refusait de laisser quoi que ce soit d’autre lui arriver. Il y veillerait.
Ces quelques secondes de solitude firent remonter toute la fatigue d’Aypierre. Il finit par se pencher pour éteindre sa petite lampe de chevet avant de sortir de la pièce. La soirée n’était pas encore terminée pour lui, même s’il aurait aimé qu’elle le soit. Mais il y avait au rez-de-chaussée toute une bande de joyeux lurons qui allaient laisser tomber leur bonne humeur lorsqu’il redescendrait pour le bombarder de questions et Aypierre devrait se montrer prudent. S’il révélait les secrets de Bboy, il pourrait perdre la confiance de ce dernier et courir à la catastrophe, mais que dire qui puisse satisfaire la curiosité et calmer les inquiétudes de ses autres amis ? Aypierre se frotta les yeux de dépit. Bboy ne lui faciliterait jamais les choses, décidément.
Pourtant, lorsqu’il arriva dans le salon, les autres se montrèrent plutôt coopératifs. Ce qui les intéressait surtout, c’était l’état de Bboy et ce qu’il s’était passé, éléments qui n’étaient pas difficiles à donner pour Aypierre.
- Il va lui falloir du temps pour se remettre de tout ça, mais il a l’air prêt à se reprendre en main. Il ne m’a pas raconté ce qu’il s’est passé, mais j’imagine qu’il s’est disputé avec ses parents. En tout cas, il m’a dit qu’il était hors de question qu’il rentre chez lui...
Il scruta les autres alors que Jiraya reprenait la parole, préoccupé.
- Où est-ce qu’il va aller, alors ?
- Il peut rester ici pour cette nuit, mais après... On en a pas encore parlé... Ma mère ne voudra pas qu’il reste ici puisqu’on a déjà Azenet dans la chambre d’ami...
Aypierre leva machinalement les yeux vers son meilleur ami qui arborait un air coupable suite à sa déclaration. Le brun lui envoya un regard doux pour le rassurer avant de reporter son attention sur Jiraya qui grogna, dégoûté.
- C’est foutu pour moi aussi, ma mère n’acceptera jamais de prendre quelqu’un à la maison pour une durée indéterminée...
- On n’a qu’à se relayer ? suggéra Funéral, plein de bonnes intentions.
Aypierre hocha la tête. L’idée n’était pas mauvaise, peut-être qu’ils réussiraient tous à convaincre leurs parents d’inviter le génie pour un ou deux soirs par semaine, mais la solution ne plaisait pas à Aypierre. Bboy avait trop besoin de stabilité pour supporter d’être bringuebalé d’une maison à l’autre chaque jour...
- Ou sinon, il peut venir chez moi. Je pense que je peux convaincre mes parents.
Un ange passa.
Tout le monde se tourna vers le nouvel intervenant qui ne s’était pas encore beaucoup exprimé jusque-là. Aypierre déglutit.
Xari...
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Appuyé contre l’encadrement de la porte entrebâillée, Aypierre jeta un regard attendri à la silhouette endormie, confortablement drapée dans ses couvertures. Ses paupières étaient lourdes, aussi lourdes que ses membres qui lui semblaient chargés de plomb. Toutes les émotions de cette soirée de folie l’avaient exténué. Elles l’avaient vidé de toute énergie. Oui, c’était comme cela que se sentait Aypierre. Vide.
Indolent, il se traîna jusqu’à la salle d’eau dans l’espoir de se passer une brosse à dent entre les lèvres avant de dormir, mais dans son état de fatigue, le chemin lui parut si long qu’il se demanda dramatiquement s’il réussirait à revenir sur ses pas un jour. Probablement. Dans le pire des cas, il n’aurait qu’à s’endormir dans la baignoire.
La lumière était déjà allumée dans la petite pièce aux murs carrelés. Aypierre y entra sans plus de cérémonie, désireux d’en finir au plus vite avec sa toilette d’avant-coucher. Il ne fut pas vraiment surpris de trouver Azenet devant le lavabo, qui s’attelait déjà à la tâche, fredonnant distraitement une chansonnette tout en agitant énergiquement sa brosse à dent. La scène était si commune, si simple, qu’elle soulagea presque Aypierre. Après tant de rebondissements, de découvertes, de tension, voir Azenet se laver les dents lui paraissait tellement normal que ça faisait du bien.
Aypierre s’avança dans la pièce en traînant des pieds. Il n’avait pas le courage de prendre sa brosse à dent. Rien que l’idée de devoir ouvrir le tube de dentifrice suffisait à le démotiver. Non, au lieu de tout ça, il préféra se glisser derrière Azenet et laissa son front retomber doucement dans la nuque de ce dernier, à la recherche d’un peu de volonté que son cerveau embrumé ne voulait plus lui donner. La peau d’Azenet était fraîche et Aypierre soupira doucement en appuyant gentiment son poids sur son ami.
Ce dernier le laissa faire quelques secondes sans rien dire, puis il le dégagea doucement pour se rincer la bouche, s’attirant un grognement mécontent. Aypierre était bien, pourquoi fallait-il que son ami soit toujours aussi pressé ? Il laissa tout juste le temps à Azenet de se redresser qu’il l’emprisonnait déjà entre ses bras, collé contre son dos, la tempe appuyée contre son épaule pour rendre la position plus confortable. Il se détendit doucement, comme un enfant à qui l’on aurait donné son ours en peluche.
- Pierre...
Azenet n’essaya pas de lutter, prisonnier du besoin d’affection de son meilleur ami et de sa fatigue démesurée. Il le regarda dans le miroir, depuis lequel il n’apercevait que sa tignasse brune et ses bras solidement noués autour de sa taille, coinçant par la même occasion ses bras qu’il ne pouvait lever qu’à peine. Un sourire presque amusé se dessina sur ses lèvres alors qu’il se balançait doucement, comme pour bercer l’autre qui ne sembla pas s’en plaindre.
- Je ne m’attendais pas à ce que Xari se propose, commenta Azenet sur un ton bas, agréable.
Aypierre sentit une douleur poindre au fond de son crâne. Il ne dit rien, dans l’espoir que le sujet soit abandonné, mais l’autre enchaîna :
- J’imagine que c’est une bonne chose, ça leur permettra de renouer. Ils étaient en froid, si je me souviens bien...
Aypierre ajusta sa prise sur son ami, le pressant un peu plus fort contre lui. Azenet dut comprendre. Il était loin d’être stupide. Il changea d’approche.
- Bboy dort ?
- Mmh...
- Dans ton lit ?
- Mmh...
Azenet se débrouilla pour lever une main assez haut pour qu’elle atteigne l’une de celles d’Aypierre. Il la pressa dans la sienne. Elle était glacée.
- Et toi, tu dors où ?
- Par terre, lâcha Aypierre d’une voix paresseuse.
-Tu veux que je te laisse mon lit ?
Aypierre souffla doucement dans le dos de son meilleur ami avant de laisser sa tête rouler légèrement sur le côté.
- Non, j’ai le matelas qu’on a pour les invités.
Azenet acquiesça calmement, laissant courir distraitement son index sur le dos de la main d’Aypierre.
Ils laissèrent le silence planer quelques secondes, paisible, apaisant. Aypierre aurait pu s’endormir là, charmé par la chaleur qui se dégageait de son meilleur ami et la quiétude du moment. Le temps semblait suspendu et le jeune homme aurait chanté des louanges à n’importe quel dieu pour pouvoir rester ainsi plus longtemps. Mais Azenet ne semblait pas de cet avis-là. Il finit par remuer, à peine, mais assez pour déranger Aypierre qui râla, laissant échapper une plainte grave. Azenet s’immobilisa, puis secoua les épaules pour taquiner son ami avant de le réprimander, d’une voix tendrement lasse :
- Laisse-moi au moins ranger ma brosse à dents...
Aypierre avait commencé à peser les pour et les contre lorsqu’un bruit attira son attention à sa gauche, juste à l’endroit où se trouvait la porte de la pièce, toujours ouverte. Il sentit Azenet se tendre sous son étreinte et pesta intérieurement, sans pour autant faire le moindre mouvement pour le libérer.
- Je venais juste chercher des mouchoirs... Désolée si j’interromps un truc.
Nyal se faufila derrière eux et chercha bruyamment son fameux paquet de Kleenex avant de sortir aussi rapidement qu’elle était entrée, l’air pressé. Lorsqu’elle fut sortie, l’ambiance avait changé. Azenet avait changé.
- Pierre, l’enjoignit ce dernier, et le leader des Patricks consentit à le libérer, presque déçu.
Il s’écarta lentement, releva les yeux vers le miroir pour voir que son meilleur ami avait piqué un fard. Il tentait de cacher sa gêne en s’appliquant à remettre sa brosse à dent en place, mais il n’avait jamais été très doué pour duper Aypierre.
Ce dernier se frotta les paupières, comme un enfant.
- Tu devrais aller te coucher.
Azenet lui effleura l’épaule et laissa un regard appuyé peser sur son visage quelques instants, veillant à éviter toute confrontation directe avec ses yeux. Aypierre n’en fit pas cas. Il était trop fatigué pour se battre, pour ennuyer Azenet. Pourtant, en le voyant filer en direction de la porte, son bras réagit automatiquement. Il attrapa l’un de ses poignets, assura sa prise autour de la manche trop longue de son pull.
Le regard d’Azenet tomba presque immédiatement dans le sien. Les quelques secondes durant lesquelles Aypierre lutta pour ne pas le reprendre dans ses bras parurent interminables. Il avait envie de s’approcher, de l’enlacer, de retrouver cet instant de douceur qu’ils avaient partagé mais qui s’était terminé trop vite. Un nœud se forma au creux de son ventre alors qu’il relâchait lentement la main de son meilleur ami. La sienne retomba sur son flanc, mollement.
- Bonne nuit, Aze.
Ce furent les seuls mots qui réussirent à franchir la barrière de ses lèvres. Troublé, Azenet fit un pas vers l’arrière.
- Bonne nuit.
Et il s’enfuit vers sa chambre, laissant Aypierre seul près du lavabo blanc. Ce dernier resta figé, l’oreille tendue, jusqu’à ce que les bruits se taisent, que le silence reprenne ses droits. Ses yeux restaient fixés sur l’endroit où son regard avait vu disparaître Azenet, comme s’il pouvait y reparaître à tout instant, l’air de rien.
Puis, il posa une main, celle qui lui avait servi à retenir Azenet, sur son nombril, à l’endroit où, à l’intérieur de lui, ses émotions semblaient avoir pris la forme de grosses cordes en chanvre et s’étaient entremêlées pour former une gigantesque pelote de laine. Il se sentait perdu. Dépassé. Son front brûlant et sa fièvre latente semblaient lui souffler de jouer la carte de la maladie et de la fatigue, mais en lui, Aypierre sentait bien qu’il y avait autre chose.
Comme un fantôme, il s’avança de quelques pas, jusqu’à l’entrée de la pièce, et glissa sa tête vers l’extérieur de celle-ci, fixée dans la direction qu’avait prise Azenet pour retourner à sa chambre. Aypierre ferma les yeux et se sentit presque pris de vertiges. Son épuisement allait bientôt commencer à le faire divaguer, à force de tirer sur la corde raide. Il souffla doucement et rouvrit les paupières pour observer la porte blanche, au fond du couloir. Ses pupilles se dilatèrent imperceptiblement alors qu’il croisait les bras, lentement.
- Fais de beaux rêves, murmura-t-il tout bas.
Et une corde lâcha dans le nœud, libérant des milliers de fourmis dans son ventre.
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