Lettre à Jeanne

Jeanne,
J'ai longuement hésité entre "chère Jeanne", "crétine de Jeanne", "enfoirée de Jeanne" ou encore "va te faire foutre Jeanne". Je sais que je peux paraître méchante en disant cela.
Tu sais, je t'ai longtemps cherché des défauts. Des défauts à Jeanne, la fille parfaite, que des qualités, des 18 dans toutes les matières et gna et gna et gna. Mais des défauts, c'était simple, tu n'en avais pas. C'est plus simple, pour moi, d'écrire des histoires où je me représente en héroïne "forte en tout, même en sport". Si je mets cette phrase entre guillemets, c'est parce que je l'ai souvent utilisée telle quel. C'est tellement plus facile d'écrire une vie, que dans vivre une ! Mais je m'égare. Oui, Jeanne, je m'égare. Je te déteste, voilà où je voulais en venir.
Au début, je voulais être ton amie, mais maintenant, je te hais. Tu te rappelles de Vipère au Poing, de Hervé Bazin ? Le passage de la pistolétade que j'ai récité devant toute la classe, une superbe prestation, puisque j'ai eu 20. Je crois bien que c'est la seule chose où je suis meilleure que toi. La pistolétade, c'est vrai. Ton livre à toi était rouge, je m'en souviens. Je m'étais souvent vanté de l'ancienneté du mien, le quarante-huitième livre de poche en France, d'après ma grand-mère. Mon livre était vert. Je sais que je tente de dériver sur un autre sujet, mais c'est parce que je ne veux pas te révéler l'horrible vérité. Je te déteste. Mais d'après Hervé Bazin, "Je ne t'aime pas. Oh, je pourrais te dire que je te hais, mais ça ne serait pas assez fort !". Alors je dirai juste que je ne t'aime pas. Oui, Jeanne, je ne t'aime pas. Tu m'as fait tant et tant de fois souffrir. Combien de larmes ai-je versé derrière toi ! Et tu ne t'en apercevais jamais. Personne ne s'en apercevait jamais. J'étais toute seule, et je le reste.
Tu sais, je déteste tout le monde, mais toi, c'est quelque chose de beaucoup plus fort. D'ailleurs, je ne te déteste pas, puisque la vérité, c'est que je ne t'aime pas. Tout le monde a des défauts que je n'accepte pas. Tu étais la seule qui n'en avais pas. Après t'avoir longuement observée, je peux te dire que tu n'as pas de défauts. C'est peut-être pour ça, après tout, que je voulais devenir ton amie. Et aujourd'hui je dis bien "peut-être", car je ne sais plus pourquoi je voulais l'être. Un jour où j'ai pleuré, où mes larmes se confondaient avec l'eau de la douche, je chuchotais de rage, me demandant pourquoi je ne pouvais pas être ton amie. Était-ce un privilège réservé aux autres ? Pourquoi est-ce que je n'y avais pas accès ? Je ne te méritais pas ? Quoi, pourquoi, dis-le moi ! Je n'avais pas le droit d'être ton amie, c'était ça ? Je n'étais pas assez "parfaite", sans doute, pour toi. Tu avais sûrement raison. Une fille désagréable qui méprise le reste du monde, ça ne pourra jamais se faire des amis de toute manière.
Si tu ne me reconnais pas dans la description que je viens de me faire, c'est normal. Je ne vous l'ai jamais montrée, cette "moi" différente, cette autre personnalité, toujours exaspérée par les autres et toujours au bord des larmes. La vérité, c'est que je vous déteste tous. A une exception près. Toi, je ne déteste pas. Je ne t'aime pas. C'est là toute la différence entre toi et les autres ! Je me délecte de ton malheur, à chaque fois qu'il t'arrive quelque chose de mal, je m'en réjouis secrètement. Je sais que c'est mal, mais sais-tu pourquoi ? La vérité...La seule et unique vérité...La vérité que je n'ose moi-même m'avouer...C'est que je ne déteste pas. En vérité, je t'aime bien. J'aimerais vraiment être ton amie. Mais tu m'as fait trop mal. C'est une amitié à sens unique. Tu ne veux pas être mon amie, et je le comprends. Peut-être que toi, tu savais déjà ma double identité, ma deuxième nature, et que je te dégoûtais. Moi-même, je me dégoûte. Moi-même, je me déteste.
En réalité...La seule et unique réalité...La réalité que je n'ose moi-même m'avouer...Ce que je ne m'aime pas. Je suis la seule que je n'aime pas. Je me répugne. Pour de vrai. Je ne peux pas me regarder dans un miroir sans plonger mes yeux dans le reflet d'un monstre sans cœur, ou, s'il en existe réellement un, poignardé, chahuté, piétiné. Mon cœur n'est plus. Ce n'est même plus un cœur. Ce n'est qu'un ramassis de poussières et de cendres, de l'eau y est répandue, c'est la glace qui y a fondu. Veux-tu que je t'explique, Jeanne ? Ce serait te mentir que de te dire que je ne t'aime pas, mais je me mens à moi-même, je me convaincs que je te déteste, je me persuade que ma haine envers toi existe réellement. J'aurais tellement aimé être ton amie...
Je vais t'expliquer, même si tu ne veux pas savoir, même si tu n'y tiens, pas, même si tu n'as pas envie de savoir. Je t'explique. Voir que tu ne pouvais pas ne serait-ce que m'apprécier, me donner une once de ton amitié, m'accorder un brin de confiance, tout cela me déchirait le cœur. Je ne pouvais plus te voir sans être mal à l'aise, et me dire que tu me détestais malgré tous mes efforts. Car des efforts, j'en ai fait. Tu ne te rends pas compte de la quantité de courage que j'ai dû rassembler pour te parler, à chaque fois que je l'ai fait.
Il y a eu un élément déclencheur à ma haine de façade. Toi, la fille parfaite aux mille et uns amis, te ne t'en rappelle certainement pas. Je t'ai demandé si je pouvais me mettre avec toi pour le sketch d'anglais. Élément singulier, puéril, presque anodin. Mon cœur battait tellement fort et vite que j'avais peur que tu l'entendes. Je voulais juste être ton amie, moi. Quand je t'ai demandé cela, c'était pour moi comme si je me mettais à genoux et que je te faisais une demande en amitié. Si tu savais combien de temps j'ai attendu ta réponse avec grande impatience ! J'étais persuadée que tu allais me dire oui. Instant inoubliable, cet instant unique, où tu m'avais finalement oubliée, tu avais fait ton groupe, et moi, à t'accorder toute ma confiance, devant mon cœur terrassé par un râteau inattendu, je souris, je souris, je souris, et là, maintenant, tout de suite, dans l'immédiat, à l'instant même où je t'écris, je souris encore, comme une idiote, comme si je n'avais pas compris le sens de tes mots ce jour-là. Mais je t'assure que quand je me trouvais seule derrière les collines au fond de l'école, je rigolais beaucoup moins. La vérité, c'est que je pleurais.
Au revoir Jeanne. Bonne journée.