J'ai peur.
Point de vue Suko, à écouter avec
cette musique :
Je me débats vainement, je le sais. Même Déesse, mon corps ressemble à celui d’une mortelle de quatorze ans et mes forces en sont les mêmes. De plus, ce type qui entrave mes mouvements doit approcher la quarantaine. Les marches en bois de l’estrade que nous gravissons semblent être celles qui me conduiront à l’échafaud. Mais, contrairement à ce supplice, je n’ai aucune idée de ce qu’ils vont me faire. Cette sorte de cortège qui accompagne mon chemin funèbre est constituée de six femmes en robe blanche qui chantent toujours la même chose, en boucle. J’ai envie de leur hurler qu’on a compris qu’elles chantaient bien et qu’elles connaissaient leurs six mots sur le bout des doigts, mais je pense là n’est pas le moment. La foule afflue à une vitesse folle. Qu’est-ce qui va se passer de si important pour qu’autant de monde soit réuni en même temps ? Vraiment, que vont-ils me faire ?
* * *
À écouter avec
cette musique :
La boisson a un goût infect. J’essaye désespérément de recracher ce poison visqueux mais l’homme en costume militaire me maintient la bouche fermement ouverte. Avec ma langue, j’empêche le liquide de me détruire, en vain car le même type me pince le nez et je suis retrouvée forcée de respirer par la bouche, avalant ainsi la chose verdâtre. Aussitôt, mes membres se crispent, un filet de bave mêlé au sang s’extirpe du fond de mon gosier et arrose mes habits, et mes cheveux, qui tombent sur mon visage. Je ne sais pas ce qui va m’arriver, j’ai peur…J’ai peur... J’ai peur, car je ne comprends pas comment ils peuvent résister aux sorts de manipulations dans lesquels d’habitude j’excelle, et pourquoi je ne peux pas invoquer mon dragon d’eau. Oui, j’ai bien mille raisons d’avoir peur.
Tous mes muscles me tirent dans tous les sens et mon corps me semble être une bombe à retardement qui me menacerai d’exploser d’une seconde l’autre. J’ai peur. J’ai chaud. J’ai mal.
C’est alors que mon corps redevient normal, le seul souvenir de cet instant sont les gouttes de sueur qui perlent encore sur mon visage et ma fatigue sensée. Je panique. Que s’est-il passé ? Je hurle à l’intérieur de moi-même sans laisser rien paraître. J’ai peur. Que m’ont-ils fait ? Je crie dans ma tête, repoussant à l’infini cette paroi, vide de reflet émotionnel. J’ai peur. L’homme m’agrippe soudainement le poignet, et tend mon corps encore trop faible et moi trop impuissante vers son public :
-Mesdames et messieurs ! Vous n’êtes pas venus pour rien ! Aujourd’hui, nous avons réussi à faire agir le poison sur elle, dit-il en m’arrachant à la terre, demain, Zeus lui-même connaîtra l’étendue de la rage des mortels !
Son auditoire se met à l’acclamer et des cris de joie fusent de tous les côtés. Ces intonations de guerre ne me font que plus redouter ce qu’ils préparent, et même pire : ce qu’ils m’ont fait. Oui, car à part l’immense douleur qui a duré quelques minutes, rien ne justifie le discours et les cris de jubilation qui définissaient mon complet anéantissement. Oui, que m’ont-ils fait…? Je me sens certes plus faible, mais je reprendrai rapidement des forces. Alors, à bout de souffle, je chuchote à l’empoisonneur :
-Qu’est-ce que…Tu m’as fait…?
-Donne-moi ta main, répond-il simplement.
Je n’ai pas confiance en lui, mais la curiosité me ronge de l’intérieur et sait me piquer là où ça me fait mal. Je ne peux résister à l’envie de réponses à tout ce cinéma, je lui tends ma main blanchâtre. Il l’examine un instant et sort un couteau. Cet objet me rend nerveuse en plus du fait que tout son public nous regarde de travers, je tente de me dégager. En vain, car il me serre le poignet si fort que j’en souffre, et je crains ce qu’il compte me faire. Il trace une longue entaille dans le creux de ma main, de sorte à ce que ça ne me fasse pas mal, et je ne comprends pas tout de suite.
Puis je comprends
.
Et une expression horrifiée se dessine sur mon visage.
-Et si nous allions discuter dans un endroit un peu plus…Intime ? lance-t-il.
Je ne réponds pas. En même temps, il n’y a rien à dire. Toujours en me tirant par le bras, il descend les marches de l’estrade. Sur notre passage, les gens s’écartent en m’envoyant des regards satisfaits et supérieurs. Quand on sait pourquoi, ça effraie encore plus.
L’homme me conduit ensuite dans un espèce de mini-chapiteau, dans le même style que les tentes romaines. Il y a des fusils sur le bureau, et ils gâchent le tableau déjà suffisamment gâché. Il y a aussi un banc avec des menottes accrochées dessus –je suppose qu’elles me sont destinées. La décoration est assez modeste et sobre. J’avais vu juste pour le banc, il m’installe dessus et passe les menottes autour de mes mains. Il ouvre un tiroir et en sort une autre paire qu’il utilise cette fois pour entraver mes chevilles. Il sourit en découvrant ses dents effrayamment blanches.
-Désolée Déesse, mais ce sont là des mesures de sécurité.
-T’inquiète, je comprends, je rétorque.
-Maintenant, si tu me le permets, tu vas écouter ma petite histoire.
Je ne réponds rien et me contente de tourner la tête dans un mouvement de dédain et de mépris.
-Ca fait…Cent quatorze ans maintenant. Cronos est venu nous trouver.
Je pousse une exclamation de surprise à l’écoute de ce nom que je croyais oublié depuis des millénaires.
-Ça fait un choc, hein ? continue-t-il. Un titan, demander son aide aux simples mortels. Quand il a annoncé à nos anciens son désir d’anéantir les Dieux de l’Olympe, ils l’ont pas cru. Il faut dire que c’était n’importe quoi, comment ils auraient pu croire une chose pareille ?
Je ne dis rien, le cœur un peu gonflé par l’imbécilité déroutante des mortels.
-Cronos leur à fait…Comment dire… ? Une petite démonstration de ses immenses pouvoirs. Bizarrement, après, ils l’ont écouté avec un peu plus de sérieux !
Là-dessus, il se met à éclater de rire. Je ne comprends pas pourquoi il rigole, car la situation n’a absolument rien de drôle. Avec un peu de mal, il se ressaisit et crache sur le sol à quelques centimètres de mes pieds.
-Et il a raconté que les immortels complotaient en secret pour faire d’eux leurs esclaves.
Ma respiration s’est brutalement coupée. Je prends une grande inspiration tant je n’en crois pas mes yeux. La crétinerie des mortels me dépasse.
-Tu dois te dire que c’était stupide de croire ça, dit-il comme s’il avait lu dans mes pensées. Mais eux, ils y croyaient, et dit toi bien que pour eux, c’était soit la vie, soit la mort. Vous, vous ne pourrez jamais comprendre la valeur de la vie.
J’ai un sincère instant de regret et de compassion pour les humains qui m’ont tout de même enlevée et empoisonnée. Je suis bouleversée, car je ne m’en suis jamais rendu compte en cent quarante ans. La valeur de la vie.
Jamais.
Mais…Cronos est revenu pour anéantir les Dieux. Et il a réussi avec moi. Il faut absolument que j’arrive à prévenir les autres.
-Pourquoi avoir commencé votre extermination avec moi ?
-Il paraît que Cronos à un compte à régler avec Poséidon.
En me demandant follement de quel compte il s’agissait, je regarde autour de moi pour trouver une échappatoire. À l’idée que je ne pourrais plus m’enfuir d’ici, je redouble d’efforts pour tirer sur les chaînes qui m’entravent.
-Y a quoi dans le poison ? j’essaie de gagner du temps.
-Composition secrète. Cronos a peur qu’on s’en serve contre lui.
Je le vois attraper un verre rempli d’eau et l’avaler d’un trait. Il s’essuie avec le revers de sa manche.
Et c’est là qu’elle arrive.
-Qu’est-ce que tu lui as fait ?
L’homme se retourne brusquement. Cello se tient derrière lui, l’air rageur. J’aperçois le type attraper un arme sur la table et la pointer sur elle.
-Les armes à feu, ça fonctionne pas avec les immortels, ricane-t-elle.
-Je sais bien, dit-il en esquissant un sourire ironique, mais avec elle, ça fonctionnera sans problèmes !
À ces mots, il a braqué son pistolet sur moi. C’est vrai que Cello ne sait pas. Comment aurait-elle pu ? Pendant quelques instants, j’ai espéré qu’elle me sorte de là, mais maintenant, on est mal toutes les deux.
-S…Suko ? balbutie-t-elle. Ne me dis pas que…
-Si Cello ! j’hurle à bout de souffle. Mon sang est devenu rouge ! Fuis ! Fuis avant qu’ils ne te fassent la même chose !
-Toi, tu vas être gentille et tu bouges pas. Sinon…Je la bute.
Là-dessus, il mime l’acte de tirer et je sursaute. Cello ne cille pas.
-Les sorts mentaux ne fonctionnent pas avec lui ! je la préviens. Ton chant ne l’empêchera pas de tirer !
Elle semble réfléchir à toute vitesse. C’est alors que sa main prend feu, et un bond de panique mêlé à une vague de frissons me parcourt dans tout le corps. Qu’est-ce qui lui arrive ?
-Si tu tentes quelque chose…grince l’homme entre ses dents.
Tout à coup, son arme fond dans sa main. Toutes les autres armes sur le bureau l’imitent. J’espère au plus profond de moi que cet incident est en notre faveur. Mes chaînes en font tout autant et Cello me prend par le poignet en me tirant vers la sortie. Le type a à peine repris ses esprits qu’il hurle déjà à l’alerte générale. On a à peine parcouru une centaine de mètres que Cello semble déjà essoufflée et ne respire qu’avec un long râle plaintif.
-Ça va aller ? je lui demande nerveusement.
-Ouais…répond-elle entre deux souffles. On va couper par là !
Elle m’indique un chemin entre deux tentes, assez étroit. On s’engouffre dedans et je remarque alors qu’une des planches en bois qui constituent le fort porte une longue entaille, contrairement aux autres. Cello l’a vue aussi et fonce dessus en la renversant sur notre passage. Derrière, je retrouve le néant que laisse découvrir la forêt. La dernière chose que je vois avant de m’évanouir, c’est Myorica,
Qui court vers moi.
En pleurant.
Le sourire aux lèvres.
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